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Expression libre du désir et tyrannie de la passion dans «La Virgen de Lope de Vega» (2011) de Pedro García Martín. Perspective iconographique
Free Expression of Desire and Tyranny of Passion in La Virgen de Lope de Vega (2011) by Pedro García Martín. An Iconographic Approach

Hipogrifo. Revista de literatura y cultura del Siglo de Oro, vol. 7, n° 1, 2019

Instituto de Estudios Auriseculares

Sophie Pelissier-Chaze

Université Amiens, Francia

Reçu: 09 Juillet 2018

Accepté: 26 Octobre 2018

Résumé: Cet article interroge la dialectique complexe de l’expression libre du désir et de la tyrannie de l’amour dans le roman La Virgen de Lope de Vega (Atanor, 2011) de l’écrivain madrilène Pedro García Martín. Nous avons choisi de faire dialoguer littérature, peinture et gravure selon le concept de l’intermédialité, en nous référant à une série d’œuvres: des fragments du roman historique de P. García Martín, un emblème d’Andrea Alciato, une gravure extraite de La nef des fous de Sebastian Brant et trois peintures de Pierre-Paul Rubens, Pedro de Camprobín et Filippo Lippi. L’article traite de la liberté et de la vie licencieuse de Lope de Vega dans la fiction romanesque, d’une part; de la reconstruction de l’état d’esprit d’une époque, d’autre part.

Mots clés: La Virgen de Lope de Vega, Pedro García Martín, littérature et peinture, liberté et tyrannie.

Abstract: This article presents the complex dialectic of the free expression of desire and tyranny of passion, in the novel La Virgen de Lope de Vega (Atanor editions, 2011), written by Pedro García Martín. We have decided to put into dialogue literature, paintings and engravings, according to the intermediality concept; in this perspective, we refer to an emblem from Andrea Alciato, an engraving of The nave of the mad from Sebastian Brant, and three paintings of Peter Paul Rubens, Pedro de Camprobín and Filippo Lippi. On the one hand, this article concerns Lope de Vega’s freedom, and licentious life in the novel fiction; on the other hand, the rebuilding of a social imaginary of a period.

Keywords: La Virgen de Lope de Vega, Pedro García Martín, Literature and painting, Freedom and tyranny.

Cet article est issu de la lecture de La Virgen de Lope de Vega 1 , roman de l’écrivain et historien espagnol Pedro García Martín. Le romancier et professeur occupe la chaire d’Histoire Moderne à l’Université Autonome de Madrid et a consacré à la culture du Siècle d’Or de nombreux articles et ouvrages scientifiques.

La Virgen de Lope de Vega a retenu notre attention d’un triple point de vue littéraire, artistique et historiographique. Ce roman publié en 2011 est une recréation 2 de la biographie amoureuse du Phénix des Esprits. Un récit minutieusement documenté, qui relate les nombreuses conquêtes féminines de Lope de Vega et ses aventures dignes d’un film de cape et d’épée. Une œuvre énigmatique où apparaît une noble dame florentine au visage de Madone, le grand amour fictif du dramaturge du Siècle d’or. «Ecrire des vers et aimer»: ainsi pouvons-nous résumer la vie du fondateur de la Comedia nueva. «Comme ses comédies en font état dans les théâtres. Comme il était de mise lors de l’apothéose de l’époque baroque» 3 , explique l’auteur de la biographie romancée, qui a délibérément fictionnalisé la vie du protagoniste de son récit, tout en s’appropriant des éléments historiques.

«Lope choisissait les images pour les faire intervenir dans son discours» 4 , explique Christian Bouzy. Nous avons ainsi choisi d’étudier, selon une approche iconographique, dans quelle mesure la vie amoureuse et littéraire de Lope de Vega peinte par P. García Martín s’inscrit dans la dialectique complexe de l’expression libre du désir et de la tyrannie de la passion. Dans un rapport de cause à effet, nous traiterons, dans un premier temps, de la liberté des mœurs, de l’enlèvement galant et de la tyrannie liée au rapport à l’honneur (honor / honra) et à la crainte de la justice. Nous nous intéresserons, dans un second temps, à l’imaginaire social d’une époque, qui permet de saisir avec plus d’acuité encore la singularité de la vie et des tourments amoureux du protagoniste.

Dans l’œuvre de Lope de Vega (qui fut un défenseur de la peinture et du rôle du peintre), le poids des images est à prendre en compte. Dans La Dorotea en particulier, Lope de Vega fait de la sorte référence à l’un des emblèmes d’Andrea Alciato 5 sur la puissance d’amour, «Potentia Amoris» (Emblème CVI, Emblematum liber, 1531). Cet iconotexte associe une image 6 et une épigramme en latin à valeur métaphorique, qui nous permet de donner une première tonalité à notre article: «Vois-tu cet amour nu, qui sourit d’un air doux? / Point ne brandit sa torche et son arc point ne bande: / Des fleurs, en cette main, un poisson dans cette autre, / Font voir que terre et mer subissent son pouvoir» 7 . C. Bouzy explique qu’«au détour d’un dialogue entre Ludovico et don Fernando (acte III, scène 4), il est question du galanteo nocturne entre Dorotea et don Bela pendant l’escapade sévillane du protagoniste […]:

Fernando

[…] ¿Para qué pintó la antigüedad al amor con un pez en la
mano, y en la otra flores?

Fonte:

Ludovico

Porque es igual señor de mar y tierra 8 .

Fonte:

L’emblème d’Alciato repris en littérature par Lope de Vega définit la domination absolue de l’amour tyran, qui a le pouvoir de s’imposer à l’esprit, aux sentiments et à la volonté. Mais comment cette thématique s’exprime-t-elle, au cœur du processus de recomposition littéraire de P. García Martín?

Liberté et vie licencieuse

Suivant le rapport domination versus aliénation, nous pouvons avancer l’idée selon laquelle l’épanchement du désir pulsionnel peut expliquer l’enlèvement illégal de l’être aimé. Il en est ainsi du rapt d’une personne. Cela porte atteinte à la fois à la réputation ou à l’honneur collectif d’une famille (el honor / fama de la familia hacia el exterior) et à l’honneur personnel (la honra / fama de la familia hacia el interior). Dans La Virgen de Lope de Vega, alors qu’il venait d’être condamné à un bannissement de Madrid et de la Cour pour libelles diffamatoires à l’encontre d’une amante comédienne 9 qui inspirera La Dorotea 10 , le dramaturge coureur de jupons se rend coupable (dans la réalité) de l’enlèvement d’une jeune femme, Isabel de Urbina, fille du peintre de la Chambre du roi et sœur d’un échevin, devenue Belisa 11 dans ses poèmes. Enlèvement consenti, certes: «La mujer ardiente esperaba de buen grado ser raptada por el Fénix de los Ingenios» 12 , explique un narrateur omniscient, qui emploie un langage sensoriel pour traduire le désir ardent de «ses» personnages. Mais un enlèvement, tout de même, que seul le mariage pouvait réparer aux yeux de Dieu et des hommes: «En una semana el patriarca de los Urbina aceptó a regañadientes la solución del matrimonio reparador de su honra» 13 .

Entre-temps, Lope de Vega et l’un de ses camarades intrépides sont invités par une missive à se rendre de nuit dans une ruelle de Tolède. Là, de fines lames les attendent pour venger l’honneur d’une famille outragée:

—Luego, sois Lope de Vega —dedujeron los espadachines que, aparcando el interrogatorio, se aprestaron a ejecutar el encargo acordado—. Entonces, disponte a morir, pues somos gentes comprometidas en vengar el honor ultrajado de una familia.

—¡Y vosotros disponeos a iros al infierno! —les contestó el aludido santiguándose antes del duelo 14 .

Ce sont là répliques évocatrices d’une action défensive pour offense et de la violence interpersonnelle qui s’ensuit. Soulignons la volonté de l’historien de mettre en scène un Lope de Vega fictif, dans la position d’un simple sujet offenseur contre lequel vengeance est réclamée. Une façon de démythifier le génie de la littérature, qui n’était qu’un homme comme les autres. Doté de surcroît d’un caractère impulsif et querelleur dans sa jeunesse, le personnage de fiction semble prendre vie sous nos yeux. N’oublions pas que Lope de Vega lui-même laissa, dans ses écrits, des témoignages de ses faiblesses à l’égard de ses amantes successives. Il s’agit là d’une source d’inspiration pour le romancier.

Dans l’affaire de diffamation à l’encontre de la comédienne Elena Osorio, il y eut judiciarisation et condamnation sévère par le tribunal. En revanche, dans le cas de ravissement qui nous intéresse plus particulièrement, seul le mariage de Lope de Vega avec Isabel de Urbina permit de remettre chacun à sa place dans l’estime communautaire. Le romancier met précisément en valeur tout un entrelacement d’épisodes, qui révèle le caractère passionné et excessif de «son» Lope de Vega. A propos des affaires d’honneur, voici ce que précise Tomás A. Mantecón, professeur à l’Université de Cantabrie:

En Castille moderne […] il existait […] une tradition légale qui autorisait les parents […], pour ‘raison de lignée’, à recourir à la vengeance physique pour laver un affront à l’honneur. Justice et vengeance étaient des termes pratiquement inter changeables et allaient même jusqu’à faire partie de la langue officielle car l’action en justice était définie, dans la tradition médiévale, comme une manière de réclamer vengeance 15 .

Rares 16 sont les représentations d’enlèvement dans la peinture aux XVIe et XVIIe siècles. Il est donc intéressant de se référer à L’enlèvement des filles de Leucippe 17 —huile sur toile (224 x 210, 5 cm, vers 1618, Alte Pinakothek, Munich) de Pierre-Paul Rubens —et ce, même si cette composition relève de la mythologie gréco-latine. Il s’agit du rapt des princesses Phoebé et Télaïre, filles du roi de Messène, lors de leurs noces. Les thématiques sont celles de la séduction et de la domination sexuelle. Tombés sous le charme de ces deux jeunes filles, les demi-dieux Castor et Polluxs’emparent d’elles, guidés par deux amours, qui tiennent la bride des chevaux impétueux.A l’instar d’Isabel de Urbina, les jeunes femmes enlevées épouseront plustard leurs ravisseurs. Le sujet violent est interprété comme un hymne à la chair età l’égarement des sens. L’enlèvement des filles de Leucippe est «une allégorie del’amour temporel» 18 . Mais qu’en est-il de la représentation littéraire de l’enlèvement,dans le roman de P. García Martín où le langage visuel domine?

Effet de miroir, récit enchâssé. Lors d’une discussion entre hommes de lettres, au chapitre 23 de La Virgen de Lope de Vega, un procédé de mise en abyme est utilisé à partir d’une référence à Cervantes:

—Allí sabemos desde niños que, al levantarse el telón del teatrillo, el sarraceno traidor raptará a una hermosa dama cristiana. Después de un duelo a espada entre el paladín furioso y el moro malvado, esgrimiendo en sus escudos la cruz y la media luna, la doncella será liberada y se casará con el héroe cruzado que ha resultado vencedor. En el último acto, el emperador Carlomagno, majestuoso en manto y corona, pondrá orden en las tablas y volverá a reinar la paz entre los vasallos 19 .

Ce bref récit d’un certain Nicola Pasqualino, écrivain italien, nous renvoie à la représentation du ravissement et à la revanche consécutive. Il faut y voir un lien intertextuel et surtout un clin d’œil de l’historien P. García Martín aux tréteaux de Maese Pedro du Quichotte, annonçant l’épisode de l’offenseur offensé. Théâtre dans le théâtre de la vie du Lope de Vega fictionnel.

La Virgen de Lope de Vega relève du roman historique et du roman d’aventures —aventures sentimentales s’il en est. L’auteur écrit à ce propos: «Mes romans m’ont amené à résoudre deux problèmes épistémologiques préalables. Le premier problème a consisté à dissocier historiographie et littérature. L’écriture de fiction est bien différente de celle des livres d’histoire: plus libre, plus créative, moins rigoureuse, moins méthodique. Quand j’ai réussi à surmonter cette déformation professionnelle, mes personnages ont pris vie, ont gagné en vraisemblance. Le deuxième problème que se sont posé quelques critiques réside dans le classement de mes œuvres, dans le genre du ‘roman’ ou dans le sous-genre du ‘roman historique’. Tout roman s’inscrit dans un cadre spatio-temporel. L’ensemble de mes quatre romans ne fait pas exception. Je laisse donc cette classification littéraire au jugement du lecteur, car l’action de mes récits se déroule autant dans les siècles passés qu’en des temps plus proches» 20 .

Le roman qui fait l’objet de cet article fait revivre le «Fénix de los Ingenios». La structure du récit de son existence est circulaire et fait ressortir les effets de l’amour tyran: en effet, au chapitre 4 intitulé «Mejor rapto que pedida», Lope jeune est coupable d’un rapt; et au chapitre 28, Lope devenu pater familias est déshonoré quand sa fille Antoñita Clara est à son tour enlevée par un «don Juan». Le passage suivant montre quelle pouvait être la violence des réactions paternelles du protagoniste de la fiction, en cas d’outrage avéré:

Puesto que un secuaz llamado Cristóbal Tenorio, pagado por los enemigos del Fénix, raptó a su hija Antoñita Clara para deshonrarla. Entre sollozos de rabia y peticiones de justicia, que sólo escucharon sus allegados, el poeta se mordió el orgullo y juró venganza. Unos libelos, preñados de insultos hacia Olivares y su círculo, salieron de la calle de los Francos hacia los mentideros.

—¿En qué puedo ayudarle, maestro? —preguntó Antonio Collantes al poeta que le había citado en un mesón del barrio, en cuyo taburete se revolvía como una fiera herida de muerte.

—Te habrás enterado de lo que le han hecho a mi hija. Lo sabe todo Madrid. Así que tú que tienes cierta mano en palacio podrás conseguirme el nombre de los autores.

—No creo que le desvele ningún secreto si le digo que ese canalla de Tenorio es un buscavidas a sueldo de un poderoso. Tampoco hace falta que mencionemos el nombre de ese poderoso, porque, tal como van las cosas en el gobierno, nos jugamos el tipo. ¡Mire dónde ha ido a parar Quevedo y otros como él! A una prisión y dando gracias.

—¡Sé lo que nos jugamos Farolito! Pero quiero que difundas una noticia entre los que ejecutaron un crimen tan vil como el rapto de Antoñica. Tú sabrás en contrarlos. Diles que si no vuelve a casa sana y salva, los mataré uno a uno. Y si me fallan las fuerzas, porque uno ya está en la caída del telón de su comedia, no faltarán amigos que lo hagan en mi nombre. Sin ir más lejos, Claudio Conde y Juan Piña están deseando entrar en acción 21 .

Lope le libertin reçoit une leçon et souffre à son tour dans sa chair pour une question d’honneur. Cet extrait met l’accent sur l’agressivité verbale et le langage corporel du dramaturge fictionnel, en proie à une forme d’emportement sans égal. Nous passons de la passion amoureuse qui pousse à des actes démesurés, à la folie de venger. Or, seul l’homicide peut laver la souillure. L’enlèvement envisagé comme atteinte à l’honneur de sa fille a un effet immédiat sur l’honneur collectif de sa lignée. Lope (personnage de fiction), blessé au plus profond de son être, veut déclencher une action brutale pour préserver la réputation des siens et châtier les criminels. Dans la trame dialoguée de cet extrait, nous notons la fine analyse psychologique établie par P. García Martín, qui exprime à la fois l’état émotionnel (agitation, orgueil touché au plus vif) de «son» Lope et le contexte social d’une époque où la culture de l’honneur était de mise: c’est ainsi que nous remarquons, par exemple, la prégnance du champ lexico-sémantique relatif à l’infamie et à la demande consécutive de réparation, l’adjectivation soulignant la bassesse de l’acte («un crimen tan vil») et la comparaison («como una fiera herida de muerte»), dans la fiction.

Reconstruction de l’imaginaire social d’une époque

Si l’impétuosité est l’apanage de la jeunesse, Lope de Vega, «homme sans cesse entre deux querelles» 22 , fit preuve d’égarement dans ses agissements. Le personnage de Lope recréé par P. García Martín se caractérise par sa démesure: auteur prolifique, séducteur invétéré et transgresseur de la morale, il fait preuve à maintes reprises de déraison. Or, La nef des fous de Sebastian Brant proclame que «le monde entier est composé de fous».

«Change et varie un cœur galant, Il est frivole et inconstant» 23 : ces deux vers extraits du poème satirico-moralisant La nef des fous 24 (Das Narrenschiff, Bâle, 1494) de l’humaniste strasbourgeois Sebastian Brant (1458-1521) pourraient s’appliquer à Lope de Vega (personnage réel), renommé pour ses innombrables aventures féminines et marié deux fois seulement. Dans la gravure attribuée à Albrecht Dürer (1471-1528) intitulée «De la galanterie» 25 , cette «folie» s’incarne dans le corps d’une femme ailée, accompagnée d’un squelette grimaçant; elle y mène en laisse, comme il lui sied, singe, âne et autres fous qu’elle séduit, berne et bafoue. Un enfant nu aux yeux bandés, probablement Cupidon, porte un arc pour toucher une part des déments, qui en perdront la tête.

Et c’est justement pris d’une forme de déraison momentanée que le dramaturge fictionnel enlève Isabel de Urbina. Et Dame Folie de préciser dans L’éloge de la folie (1508) d’Erasme de Rotterdam: «En effet, l’amoureux passionné ne vit plus en lui, mais tout entier dans l’objet qu’il aime; plus il sort de lui-même pour se fondre dans cet objet, mieux il ressent le bonheur. Ainsi, lorsque l’âme médite de s’échapper du corps et renonce à se servir de ses organes, on juge à bon droit qu’elle s’égare» 26 . L’égarement provoqué par la folie d’amour peut être envisagé, au moins partiellement, comme moteur de l’acte répréhensible, dans ce cas précis.

«Vanitas vanitatum et omnia vanitas» (Vanité des vanités, tout est vanité), dit l’Ancien Testament. Dans La mort et le galant 27 de Pedro de Camprobín (16051674), un jeune homme reçoit une dame, dont le voile cache discrètement le visage. Il s’agit de la mort représentée sous une apparence féminine. A la suite d’Enrique Valdivieso 28 , nous rappelons que l’antagonisme entre l’amour et la mort provient du Monde Classique (mythologie) où l’on considérait que l’abandon à Eros, l’Amour, conduisait à se retrouver sous l’emprise de Thanatos. F. Rodríguez de la Flor définit quant à lui ce type de représentation comme relevant d’une forme d’ «érotisme lugubre 29 ». Ce tableau avertit le pécheur des dangers de l’amour impur et de la brièveté de l’existence; il invite les hommes à la réflexion. Une nature morte met en exergue les vanités de ce monde, parmi lesquelles apparaissent un luth, plusieurs livres, des pièces de monnaie, des armes ou encore un coquillage 30 . «Del obispo al labriego, del rey al pastor, a los personajes les viene a buscar la dama negra con su guadaña, y, después de arrastrarlos al juicio final, entona un cántico moralizante» 31 : ainsi est décrite la scène extraite d’un spectacle auquel assiste Lope de Vega, dans le roman de P. García Martín qui réussit à reconstruire l’état d’esprit d’une époque.

La mort qui exhibe sa poitrine dénudée est interprétée par l’actrice Micaela Luján (devenue Camila Lucinda dans ses sonnets), qui séduit immédiatement Lope. Vision érotique de la Faucheuse en une époque où persiste une angoisse médiévale, qui fait peu à peu place à l’ironie érasmienne. Memento mori (rappelle-toi que tu es mortel) est le message que transmet ce roman qui commence par les funérailles de Lope et se termine par la visite de la dame noire.

«Nullum est magnum ingenium sine mixtura dementiae» (Il n’y a pas de grand esprit sans fusion avec la folie), affirme un proverbe latin. Au sens de la morale du Siècle d’or où l’honneur était une valeur sociale reconnue de tous, les délits que commit Lope de Vega (rixes, rapt, mais aussi concubinage ou bigamie) étaient d’une extrême gravité. Et le génie de la littérature eut, maintes fois, maille à partir avec les autorités religieuses et judiciaires. Voici une réplique du Lope fictionnel qui en dit long sur la folie d’amour dont il était atteint: «[…] Durante la juventud, el hombre ama las armas. En la madurez, las artes. Y en la vejez, su casa y su jardín. Pero en todas las edades de mi vida nada de todo ello me ha satisfecho plenamente. Sino que lo único que me ha sustentado en este mundo agitado ha sido el amor de las mujeres» 32 .

Le roman de P. García Martín possède l’énergie spécifique d’un film d’action 33 : en effet, le récit comporte un rythme, une pulsation et, à l’instar d’un cinéaste, l’auteur dispose de nombreux outils lui permettant de souligner les affects et les traits psychologiques, profondément humains, du Lope de Vega fictionnel, à distance du personnage mythique qu’il fut dans la réalité. L’auteur sélectionne les événements historiques, les références littéraires ou iconographiques pour restituer la culture lopesque et la «mettre au service de son écriture personnelle» 34 . Histoire et fiction s’entremêlent: Emmanuelle Souvignet parle de «véritable fictionnalisation de l’Histoire» 35 .

L’auteur de La Virgen de Lope de Vega réussit à peindre, avec la plus grande justesse, l’imaginaire social d’une époque. P. García Martín, romancier et créateur de documents audiovisuels, transmet avec finesse et sensibilité les impressions et les émotions de ses personnages fictifs ou historiques, surpris dans leur vie quotidienne; il met en exergue avec fréquence la question de la judiciarisation et le rapport entre crime et déraison. L’auteur contemporain a transposé dans son roman le jeu baroque entre fiction et réalité propre au modèle lopesque. C’est à un exercice de reconstitution culturelle que s’est livré le romancier, dont «la fable souvent centrée sur la vie intime des personnages, le point de vue personnel et l’appréhension subjective de l’Histoire impliqueraient le lecteur affectivement » 36 . Il intègre ainsi dans son roman une part de fiction axée notamment sur le fol amour partagé du Phénix et de Madonna Fenice, la belle Florentine dont l’image renvoie à celle de la Vierge Marie et de la Sainte Famille dont l’archétype fut «utilisé comme modèle matrimonial […] par la littérature religieuse du temps» 37 .

Or, la première de couverture (réédition Amazon 2017) du roman de P. García Martín constitue précisément un hommage à une madonna: Vierge à l’Enfant et deux Anges 38 de Fra Filippo Lippi, accrochée aux cimaises de la Galerie des Offices à Florence.




«Cette œuvre cache une romance secrète» 39 , explique l’auteur de La Virgen de Lope de Vega. «Lippi était un moine et, lors d’une procession, il tomba éperdument amoureux d’une nonne, Lucrecia Butti. Il l’enleva et ils fuirent tous deux, un peu comme Lope de Vega et Isabel de Urbina. Ils se marièrent et eurent deux filles et un fils Filippino, l’enfant qui figure dans cette composition et qui deviendra à son tour un célèbre peintre» 40 .Vierge à l’Enfant et deux Anges: une représentation picturale de la Renaissance empreinte d’une grande poésie et d’une profonde humanité; un personnage féminin sanctifié grâce à l’art, auquel Lope de Vega aurait pu adresser ces vers extraits de l’un de ses villancicos (Pastores de Belén: prosas y versos divinos 41 , 1612):



De una Virgen hermosa
celos tiene el sol,
porque vio en sus brazos
otro sol mayor 42 .

Fonte:

Bibliographie

Bouzy, Christian, «L’emblématique des lieux communs dans La Dorotea: Lope de Vega dans l’entre-deux…», in Lectures d’une œuvre «La Dorotea» de Lope de Vega, dir. Nadine Ly, París, Éd. du Temps, 2001, pp. 65-113.

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Delaplanche, Jérôme, Ravissement, Paris, Editio-Citadelles et Mazenod, 2018.

Erasme, Eloge de la folie (suivi de Lettre à Dorpius), traduction par Pierre de Nolhac, París, GF-Flammarion, 1964.

García Martín, Pedro, La Virgen de Lope de Vega, Madrid, Atanor, 2011. Réédition: Amazon, 2017. Livre audio: Audiomol, 2018.

García Martín, Pedro, «Contes des veillées au coin du feu, romans au plaisir des jardins», in Regards pluriels sur la littérature de jeunesse, dir. Lydie Laroque et Sophie Pelissier, París, L’Harmattan, 2017, pp. 175-187.

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Laurens, Pierre, André Alciat - Emblemata / Les Emblèmes, Le cabinet des images, París, Les Belles Lettres, 2016.

Ly, Nadine (coord.), Lecture d’une œuvre: «La Dorotea» de Lope de Vega, París, Éd. Du Temps, 2001.

Mantecón, Tomás A., «Homicide et violence dans l’Espagne de l’Ancien Régime», in Histoire de l’homicide en Europe. De la fin du Moyen Âge à nos jours, dir. Laurent Mucchielli et Pieter Spierenburg, París, La Découverte, Coll. Recherches, 2009, pp. 13-52.

Souvignet, Emmanuelle, «El químico de los Lumière de Pedro García Martín: un travestismo genérico», in El creador y su crítico. Manipular, travestir, dir. Phillipe Merlot-Morat, Lyon, Le GRIMH/Université Lumière Lyon 2, 2013, pp. 177-191.

Valdivieso, Enrique, Vanidades y desengaños en la pintura española del Siglo de Oro, Madrid, Fundación de Apoyo a la Historia del Arte Hispánico, 2002.

Notes

1. La Virgen de Lope de Vega entraîne le lecteur de la Castille des Habsbourg et des favoris (los validos) à la Toscane des Médicis et des Strozzi. Ce roman comporte tout un faisceau d’intrigues où dominent l’amour et la mort, dans le contexte du commerce du lapis-lazuli. Si l’oeuvre qui sert de base à notre réflexion comporte une part de fiction, les données d’ordre socioculturel ont été restituées avec la plus grande fidélité.

2. Le mot recréation renvoie à la fois à la problématique de l’écriture littéraire d’un roman historique relatif à Lope de Vega (re-créer) et à sa fonction de divertissement et de plaisir (réception d’une fiction par le lecteur d’aujourd’hui).

3. García Martín, 2017, p. 182 (trad. S. Pelissier).

4. Bouzy, 2001, p. 67.

5. A la suite de Pierre Laurens (2016), nous dirons que «les Emblèmes d’A. Alciato sont l’oeuvre d’un moderne, oeuvre poétique, oeuvre d’interprétation et d’invention et non pas simplement un conservatoire, un Musée des formes antiques» (p. XXXVII). A. Alciato fut un juriste italien du XVIème siècle et le fondateur du droit humaniste.

6. Site internet où l’image peut être consultée:https://www.archive.org/stream/emblemataandreae00alcia#page/84/mode/2up [p. 85] [15/06/2018]

7. Traduction du latin par P. Laurens, 2016, p. 116.

8. Bouzy, 2001, p. 67.

9. Elena Osorio.

10. La Dorotea (1632) met en scène une rupture, comparable à celle d’Elena Osorio et de Lope de Vega. Si nous avons choisi de nous référer à La Dorotea dans cet article, c’est parce qu’il s’agit de «l’oeuvre de vieillesse d’un immense écrivain qui concentre tout son parcours vital et poétique en cinq actes d’une ‘action en prose’» (p. 5, in Ly, Nadine, 2001). Or, le roman de P. García Martín permet de percevoir la figure de l’auteur du Siècle d’or, quelles attitudes il avait vis-à-vis de la vie, de l’amour et de la mort, en accord avec son statut social, sa formation culturelle et les valeurs propres à sa période historique.

11. Anagramme d’Isabel (de Urbina y Cortinas).

12. García Martín, La Virgen de Lope de Vega, p. 32.

13. García Martín, La Virgen de Lope de Vega, p. 42.

14. García Martín, La Virgen de Lope de Vega, p. 39.

15. Mantecón, 2009, p. 36.

16. Jérôme Delaplanche fournit des indications sur L’enlèvement des filles de Leucippe: «C’est avant tout une ode au mouvement tourbillonnant et à la chair, propre au Baroque. Aucune des deux femmes ne repousse l’homme qui s’empare d’elle: les positions des bras amplifient plus le mouvement qu’elles ne cherchent à résister à l’assaut» (Ravissement, 2018, p. 190). J. Deplanche ajoute que, «comme dans la plupart des autres mythes d’enlèvement, l’homme s’exonère de toute culpabilité grâce à l’issue heureuse (selon la morale patriarcale) de l’histoire: les jumeaux épousèrent les princesses […]».

17. Site internet où l’image peut être consultée: https://www.pinakothek.de/kunst/meisterwerk/peterpaul-rubens/raub-der-toechterdes-leukippos [15/06/2018]. Cette peinture traduit voluptuosité et dérèglement, exubérance et impétuosité, dynamisme et fragilité. Rubens, peintre et diplomate qui travailla pour Philippe IV d’Espagne, propose ici une composition complexe et harmonieuse où dominent les tons rouge, rose de nacre, brun et bleu.

18. Laneyrie-Dagen, 2003, p. 126.

19. García Martín, La Virgen de Lope de Vega, pp. 162-163.

20. García Martín, 2017, p. 181.

21. García Martín, La Virgen de Lope de Vega, pp. 205-206.

22. Formule employée par Bouzy, 2001, p. 81.

23. Vers 23 et 24, in Brant, 2004, p. 50.

24. Dans le prologue de La nef des fous (Brant, 2004, p. 19), S. Brant présente son ouvrage comme étant «un catalogue des folies du monde, un répertoire des péchés, des erreurs où se fourvoie l’humanité, un cortège des sots et des fous, comme dans les carnavals […]».

25. Site internet où l’image peut être consultée: [p. 38/322][15/06/2018].

26. Chapitre LXVII, «La folie est le souverain bien», in Erasme, 1964, p. 93.

27. De Camprobín, El joven caballero y la muerte, 100 x 162 cm, Hospital de la Caridad, Sevilla, deuxième moitié du XVIIe siècle. E. Valdivieso (2002, p. 126) explicite que cette vanité fut considérée comme anonyme jusqu’en 1980; elle fut ensuite attribuée à P. de Camprobín. Site internet où l’image peut être consultée: [15/06/2018].

28. Valdivieso, 2002, p. 126.

29. P. García Martín fournit l’explication suivante (courriel en date du 16/04/2018): «El profesor Fernando Rodríguez de la Flor llama a la mezcla de amor y muerte, amor y vanitas que da en el Barroco: ‘erotismo’ lúgubre».

30. Les armes apparaissent comme symboles du triomphe de la mort sur la gloire militaire. Les livres traduisent l’inutilité du savoir, de la connaissance et de la sagesse. Les cartes font allusion au plaisir du jeu. Les pièces de monnaie représentent les richesses que l’homme désire accumuler. Le coquillage exotique symbolise le collectionnisme et la vacuité des intentions humaines face à la transcendance irrémédiable de la mort. Cette interprétation des symboles du tableau de Camprobín trouve sa source dans l’ouvrage de Valdivieso, 2002, p. 125 et rubrique «Elementos simbólicos en la vanitas», pp. 169-171.

31. García Martín, La Virgen de Lope de Vega, p. 110.

32. García Martín, La Virgen de Lope de Vega, p. 193.

33. Le romancier a participé au long-métrage Lope (2010) d’Andrucha Waddington, en qualité de consultant auprès de la dessinatrice et costumière Tatiana Hernández.

34. Formule empruntée à Souvignet, 2013, p. 181.

35. Souvignet, 2013.

36. Propos de I. Touton (p. 11) en https://www.academia.edu/2467063/Le_roman_historique_espagnol_contemporain_19752000_dont_l_histoire_se_passe_au_Si%C3%A8cle_d_or_XVIXVIIe_si%C3%A8cles_%C3%A0_l_%C3%A9preuve_de_trois_questions_th%C3%A9oriques [23/12/2018].

37. Civil, 1995, p. 34.

38. Filippo Lippi, Madonna col Bambino e due angeli, tempera sur bois, 95 × 62 cm, 1465, Galerie des Offices, Florence. Site internet où l’image peut être consultée: [15/06/2018].

39. Extrait d’un courriel de P. García Martín (13/04/2018) [traduction française établie par nos soins].

40. Extrait d’un courriel de P. García Martín (13/04/2018) [traduction française établie par nos soins]..

41. D’après García-Posada Huelva (1998, pp. 157-158), Pastores de Belén: prosas y versos divinos de Lope de Vega comporte «les meilleurs villancicos de toute la littérature espagnole» et traduit «une profonde crise religieuse chez Lope de Vega».

42. Pastores de Belén: prosas y versos divinos de Lope de Vega Carpio (1612), Biblioteca Nacional, Madrid, [p. 129] [15/06/2018]. Cet ouvrage est dédié au fils chéri de Lope de Vega, Carlos Félix, qui mourut l’année où sortit Pastores de Belén.

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