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Tyrannie et liberté dans «Gargantua»
Freedom and Tyranny in Gargantua

Hipogrifo. Revista de literatura y cultura del Siglo de Oro, vol. 7, n° 1, 2019

Instituto de Estudios Auriseculares

Jean-Claude Ternaux

Université d’Avignon, Francia

Reçu: 01 Octobre 2018

Accepté: 19 Octobre 2018

Résumé: Rabelais dénonce la tyrannie du sens qu’imposent les imbéciles présomptueux, partisans d’une interprétation figée et celle des souverains, jouets de leurs passions que flatte leur entourage. La parole déréglée des courtisans s’accorde avec la démesure du mauvais roi, dominé par la soif de conquêtes. À l’inverse de celle des bons géants, la bouche de l’inhumain Picrochole n’ingurgite que peu de nourriture et pas de vin. Au lieu de laisser passer le rire, elle se déforme sous l’effet de la colère, mère de cruauté. Picrochole mérite donc sa chute. Le tyran est privéde la grâce divine. À l’opposé, la liberté des habitants de Thélème brille de l’éclat de l’idéal. Rabelais dénonce la tyrannie du sens qu’imposent les imbéciles présomptueux, partisans d’une interprétation figée et celle des souverains, jouets de leurs passions que flatte leur entourage. La parole déréglée des courtisans s’accorde avec la démesure du mauvais roi, dominé par la soif de conquêtes. À l’inverse de celle des bons géants, la bouche de l’inhumain Picrochole n’ingurgite que peu de nourriture et pas de vin. Au lieu de laisser passer le rire, elle se déforme sous l’effet de la colère, mère de cruauté. Picrochole mérite donc sa chute. Le tyran est privé de lagrâce divine. À l’opposé, la liberté des habitants de Thélème brille de l’éclat de l’idéal. Mot clés. Pouvoir; rire; couleur; interprétation; raison; passions; théâtre; démesure; violence; parole; vin; colère; bêtise.

Mots clés: Pouvoir, rire, couleur, interprétation, raison, passions, théâtre, démesure, violence, parole, vin, colère, bêtise.

Abstract: Rabelais denounces the tyranny of meaning imposed by the pre sumptuous idiots, who favor a fixed interpretation, and that of sovereigns, the toys of their passions flattered by their entourage. The disordered speech of the courtiers agrees with the excessiveness of the bad king, dominated by the thirst for conquest. In contrast to that of good giants, the mouth of the inhuman Picrochole ingests little food and no wine. Instead of letting laugh, it is distorted by anger, the mother of cruelty. Picrochole deserves his downfall. The tyrant is deprived of divine grace. In contrast, the freedom of the inhabitants of Theleme shines with the brilliance of the ideal.

Keywords: Power, Laughter, Color, Interpretation, Reason, Passions, Theater, Immoderation, Violence, Word, Wine, Anger, Stupidity.

Rabelais écrit bien entendu pour faire rire, mais ce rire n’est pas seulement le rire facile et gratuit de la farce. Il fait réfléchir et c’est dans les éclats de ce rire qu’il faut chercher des éléments du plus haut sens que revendique, en jouant, Alcofrybas Nasier dans le Prologue. L’exemple de Picrochole est significatif à cet égard. Avec Gérard Defaux, on peut dire que la «fonction du tyran Picrochole sera en définitive de susciter le rire» 1 , mais il faut nuancer son propos. Il ne s’agit pas de la seule fonction du personnage. Celui-ci entre dans un système qui, par le jeu des oppositions, laisse voir la préférence de l’auteur pour une politique pacifiste, et surtout pour une méthode de gouvernement bien tempéré et un modèle social égalitaire au sein d’une aristocratie.

Le mot tyran tel qu’on l’entend au XVIe siècle n’a pas exactement le sens qu’il avait dans l’antiquité grecque où il désignait un usurpateur qui prenait appui sur le peuple. Chez Rabelais, comme chez d’autres auteurs, le tyran est, pour reprendre la définition de Robert Estienne dans son Dictionnaire de 1539, «un mauvais et cruel Roi, ou seigneur» 2 . Picrochole peut aisément recevoir la plupart des adjectifs relevés par Maurice de la Porte dans Les Épithètes (1571): «Maupiteux [sans pitié], cruel, […], inhumain, ambitieux, mauvais, inique, […], effréné, aime-sang, envieux, implacable, odieux […]» 3 .

Les couleurs de la tyrannie

La tyrannie que dénonce d’abord Rabelais semble ne pas avoir de portée politique.Il s’agit pour lui, à propos de la livrée du jeune Gargantua, de réfléchir ausymbolisme des couleurs. Le narrateur s’en prend aux tenants d’une interprétationfigée qui associe le blanc et le bleu à la foi et à la fermeté, comme, prétend le narrateur,le fait l’auteur anonyme du Blason des couleurs (en réalité ce n’est pas le cas).Revendiquant la liberté d’association, il penche quant à lui pour la joie (le blanc) etle sublime (le bleu). Ce sera l’objet d’une démonstration qui se fera à grand renfortd’exemples antiques et chrétiens au chapitre suivant (X). Cette revendication s’inscritdans le droit fil du Prologue qui joue avec le lecteur sur le problème du sens.La question en débat est celle du sens imposé que refuse de toutes ses forces lenarrateur qui, à la fois prétend n’avoir pour objectif que le rire, et prétend révéler «detrès hauts sacrements et mystères horrifiques, tant en ce qui concerne [la] religion,que aussi l’état politique et vie économique».

Aussi, très rapidement, la dérision qui s’applique aux «tyrans du sens» va-t-elle faire place à une définition sérieuse. Après avoir donné comme explication à cette interprétation des couleurs, «l’outrecuidance» et la «bêterie» de l’auteur du Blason des couleurs, le narrateur s’intéresse à «l’usance des tyrans». Il quitte alors le particulier pour le général et s’ouvre à la réflexion politique. La définition est brève: les tyrans sont ceux «qui veulent leur arbitre tenir lieu de raison». Autrement dit, le tyran est celui qui se laisse gouverner par son arbitrium, son «bon plaisir». Exerçant un pouvoir absolu, il ne s’embarrasse d’aucune contrainte. C’est qu’il renonce à la «pierre de touche de la volonté humaine» 4 , la raison, autrement dit la faculté de juger qui permet à l’homme de se conformer à la nature en étant vertueux. Une telle définition a une couleur stoïcienne. En renonçant à cette raison, qui est le bien le plus précieux de l’homme, le tyran ouvre la voie aux passions et, par là-même, est incapable de distinguer le bien et le mal et de se gouverner lui-même. Selon Cicéron reprenant Zénon, «la passion […] est un ébranlement de l’âme opposé à la droite raison et contraire à la nature» 5 .

Mais Rabelais n’est pas philosophe et c’est en romancier qu’il expose des idées dont il n’est pas toujours aisé de savoir s’il les fait siennes. En effet, le narrateur est un personnage comique, un bonimenteur plus ou moins pris de boisson dont les propos sont souvent sujets à caution. En romancier donc, Rabelais fait le lien entre la brève définition du tyran et son illustration par un personnage en utilisant des questions qui sont semblables. À propos de l’arbitraire de la signification donnée aux couleurs, le narrateur s’en prend vigoureusement à l’autorité du Blason: «Qui vous meut, qui vous point, qui vous dit que blanc signifie foi: et bleu fermeté?». Dans un jeu de questions- réponses qui lui est coutumier, le narrateur se scandalise de cet abus de pouvoir. Il apostrophe le lecteur qui abandonne sa liberté d’interprétation pour suivre aveuglément un livre censé faire autorité et qui outrepasse donc sa fonction. Or on retrouve ces mêmes questions au chapitre XXVIII, cette fois dans la bouche de Grandgousier désemparé de l’agression de son ex-ami Picrochole. Ce sont les mêmes accents indignés: «Picrochole mon ami ancien de tout temps, de toute race et alliance me vient-il assaillir? Qui [qu’est-ce qui] le meut? qui le point?» La notion de mouvement («mouvoir») associée à celle d’aiguillon («poindre») renvoie à cette idée d’ébranlement de l’âme exprimée par Cicéron. Comme le lecteur qui fait n’importe quoi en se laissant abuser par un auteur autoritaire, Picrochole agit en dépit du bon sens en permettant aux passions de guider son comportement. Dans le domaine de l’explication, comme dans celui de la politique, la tyrannie ne vaut pas grand-chose. C’est ce qu’indique l’adjectif «trépelu» qui, lui aussi permet de faire le lien entre les chapitres consacrés aux couleurs et ceux de la guerre picrocholine. Au chapitre IX, le Blason des couleurs est qualifié de «trépelu»: l’ouvrage est «minable» du reste, il ne se vend que chez les «bisouarts», c’est-à-dire les colporteurs. Or «Trépelu» est le nom du commandant de l’avant-garde de Picrochole, au chapitre XXVI: «En dînant bailla les commissions [postes de commandement] et fut par son édit constitué le seigneur de Trepelu sus l’avant-garde […]». Dans l’édition de 1535, il s’appelait «Grippeminaud», autrement dit «l’usurier» et il faisait alors le pendant du commandant de l’arrière-garde le duc de Racquedenare (roule-deniers). Rabelais le rebaptise dans l’édition de 1542 pour que son lecteur fasse davantage le rapprochement entre les chapitres, et pour souligner la contamination du chef sur ses sujets. Comme le remarquera plus tard La Boétie, le tyran n’a plus sous lui que des hommes sans valeur: «le tyran ne pense jamais que sa puissance lui soit assurée, sinon quand il est venu à ce point qu’il n’a sous lui homme qui vaille» 6 . Ce seigneur de Trépelu est donc emblématique. Le tyran du sens s’exprime dans un livre qui ne vaut rien, comme le tyran politique fait exécuter ses ordres par des gens de peu de valeur. Le tyran ne peut faire confiance qu’à des hommes qui lui ressemblent. Il s’entoure d’hommes qui ne valent pas maille, comme l’indiquent les terminaisons dépréciatives de leurs noms: le duc de Menuaille, duc de peu, le vicomte Morpiaille, vicomte des poux, ou encore le capitaine Merdaille. Dans l’univers du roman, l’onomastique est un des moyens de la satire. Celle-ci porte sur l’entourage du tyran en même temps que sur le tyran lui-même, selon d’autres modalités, plus théâtrales.

L´entourage du tyran

Cette présentation faite, l’entourage est peu présent dans les chapitres suivants. Dans le XXVIII, le lecteur apprend que Picrochole «passa le gué de Vède avec ses gens». C’est au chapitre XXXII qu’on entend les courtisans faire leur métier au cours d’un dialogue où la répartition de la parole tourne à leur avantage et où se laisse voir une partie de la psychologie du tyran. Cette scène peut être qualifiée de théâtrale, comme bien d’autres chez Rabelais. Dans son édition, Abel Lefranc faisait remarquer à juste titre que l’invitation que fait Picrochole à ses conseillers («Couvrez, couvrez vous») est une plaisanterie traditionnelle au théâtre et qu’on la trouve par exemple dans l’Enquête de la simple et de la rusée de Guillaume Coquillard («Or vous couvrez»). De fait, ce chapitre fait entendre un dialogue proche du dialogue théâtral. Comique, la scène fait voir en action la déraison intéressée des conseillers et la vraie folie du tyran. Le dialogue est en effet emporté par le dynamisme du délire. Flatteurs comme il se doit, les courtisans flattent leur maître en encourageant sa passion, la libido dominandi, sa folie de conquêtes. La démesure de la parole de son entourage doit résonner avec la démesure qui est la caractéristique essentielle du tyran. Le tyran est celui qui désire toujours plus, et la critique a remarqué, à maintes reprises, le retour de l’expression «plus outre» qui, bien entendu renvoie à la devise de Charles Quint que l’on peut voir entre les deux colonnes d’Hercule: «Passerez par l’étroit de Sybille [Gibraltar], et là érigerez deux colonnes plus magnifiques que celles de Hercules, à perpétuelle mémoire de votre nom». Cette devise «plus outre» est applicable à tous les tyrans. La soif inextinguible de conquêtes injustes est d’ailleurs pour Érasme, inspirateur de Rabelais, le fait même d’un appétit tyrannique. Dans L’Institution du prince chrétien (1516), rédigée justement pour le futur Charles Quint, il met l’accent sur la nécessité de la raison dans l’exercice du pouvoir et il condamne la guerre quand elle n’est pas menée pour le bien général. Le mauvais prince est celui qui ne se donne pas de limites et qui entraîne son peuple dans l’excès. Il va de mal en pis et persiste dans ses erreurs. Les premières paroles de Menuail, Merdaille et du bien nommé comte Spadassin prennent le contrepied exact des recommandations d’Érasme qui propose à son élève un repoussoir en la personne d’Alexandre: «Sire aujourd’hui nous vous rendons le plus heureux et plus chevaleureux prince que oncques fut depuis la mort de Alexandre Macedo». Érasme le présente comme un ennemi de la sagesse qui a fait couler le sang. La captatio benevolentiæ des conseillers de Picrochole, au rebours du texte érasmien, promeut la figure du conquérant et constitue ainsi une exhortation à ne pas être sage d’une part, à verser le sang d’autre part. Le programme est donc celui de la folie et de la cruauté.

La nature du tyran

Dans le roman, Picrochole est l’antithèse exacte du roi Grandgousier et de son fils Gargantua, représentants du bon gouvernement. L’aspect le plus pittoresque de cette opposition se voit à propos de la bouche. Alors que les géants royaux mangent et boivent énormément, Picrochole méprise la nourriture et même la boisson. S’il regrette de ne pas avoir bu frais lors des conquêtes imaginaires, c’est parce qu’une telle expédition risque de se terminer comme celle de Julien l’Apostat, censé être mort de soif dans le désert. La question porte sur l’eau. Ce sont les conseillers qui parlent de vin: les éléphants et les chameaux capturés en rêve «fourni[ssent] de vin à suffisance» (XXXIII). Au chapitre XXXII, quand Toucquedillon fait remarquer au tyran que son camp est assez mal ravitaillé et «pourvu maigrement des harnais de gueule», la réponse qu’il lui fait est: «Sommes-nous ici pour manger ou pour batailler?».

De même, il est ennemi de la parole, comme l’indique l’exclamation qu’il fait entendre dans le même passage: «Tant jaser!» Le personnage parle peu et refuse de dialoguer avec le camp adverse, alors que la parole pourrait désamorcer le conflit et le faire rentrer dans les «mettes [bornes] de la raison» (XXXI). En accord avec sa nature autoritaire, il se borne à donner quelques ordres. Son domaine est l’action violente. Si, comme on l’a vu, ses conseillers ont la parole facile, celle-ci est folle car elle perd tout rapport avec le réel. Dans le camp de Gargantua, au contraire, on parle longuement et bien: Ulrich Gallet prononce une belle harangue et Gargantua lui-même prononce une belle «concion» aux vaincus (L) dans laquelle il montre le chemin que devrait suivre le tyran. Il y explique en effet que, autrefois, «Alpharbal, roi de Canarre, non assouvi de ses fortunes [a] envahi furieusement le pays de Onys» mais que, vaincu et touché par le traitement courtois et aimable de Grandgousier, il décida de faire don de ses terres et de trésors à son vainqueur, à renoncer donc à sa soif de folles conquêtes. Ce n’est qu’un juste retour des choses: «En lieu que pour sa rançon, prise à toute extrémité, eussions peu tyranniquement exiger vingt fois cent mille écus et retenir pour houstaigers ses enfants aînés, ils se sont faicts tributaires perpetuels […]». On voit encore apparaître en filigrane la figure de Charles Quint, puisque allusion est faite à la captivité de François Ier après Pavie. Grandgousier et Alpharbal montrent le chemin que devrait emprunter Picrochole.

Si la bouche du tyran ne laisse pas passer de belles paroles, elle ne laisse pas non plus passer le rire. Le tyran est un «agélaste», la catégorie d’hommes qu’aime le moins Rabelais. Picrochole n’appartient pas à l’humanité telle que la définit l’auteur. Si, dans le dizain liminaire, il affirme, à la suite d’Aristote, que rire est le propre de l’homme, dans le Cinquième Livre, il nuance: «non rire, ains [mais] boire est le propre de l’homme» (XLV). Picrochole ne présente aucune de ces deux caractéristiques. Sa bouche ne s’arrondit pas en signe de plaisir, elle se déforme sous l’effet de la colère.

On sait que celle-ci est inscrite dans le nom même de Picrochole, qui renvoie à la théorie des humeurs. Picrochole est un déséquilibré. Au lieu de la raison, c’est la bile amère qui l’emporte chez lui et explique son tempérament. Dans le roman, on le voit laisser éclater sa colère immédiatement à la moindre contrariété: «Picrochole, à la relation de ceux qui avaient évadé à la route [déroute], lorsque Tripet fut étripé, fut épris de grand courroux» (XLIII). Sa fureur meurtrière s’exerce aussi bien sur les animaux que sur les hommes: «[…] son cheval broncha par terre, à quoi tant fut indigné que de son épée le tua en sa chole» (XLIX). La colère, désignée par le mot chole, est à l’origine d’un comportement stupide. Quand il était question des tyrans du sens, Rabelais dénonçait la «bêterie» associée à l’«outrecuidance». La bêtise est réelle puisque le tyran renonce ainsi à son seul moyen de fuite. C’est mettre l’accent sur la dimension suicidaire du comportement tyrannique. Picrochole est l’artisan de son propre malheur.

Il agit sans réfléchir dans une sorte d’automatisme. Quand il voit que Toucquedillon a tué Hastiveau qui l’avait calomnié alors qu’il conseillait de faire la paix avec Grandgousier, il le fait mettre cruellement à mort:

Picrochole soudain entra en fureur […]. Lors commanda à ses archers qu’ilsle missent en pièces, ce que fut fait sus l’heure tant cruellement que la chambreétait toute pavée de sang; puis fit […] [le corps] de Toucquedillon jeter par sus lesmurailles en la vallée (chap. XLVII)

L’horreur du châtiment est d’autant plus grande que cette mise à mort n’est pas justifiée. Pour le lecteur, Toucquedillon n’est en rien un traître: il n’a fait qu’exposer la bonne gouvernance de Grandgousier et, en mettant en avant des réalités militaires, avertir son maître de l’aspect suicidaire de son agression militaire: «jamais ne sortiraient de cette entreprise que à leur grand dommage et malheur» (XLVII). Toucquedillon meurt parce que Picrochole ne peut entendre un discours fondé sur la saine raison. La propre armée du tyran désapprouve cette exécution, le tyran se met donc bien en danger: «Les nouvelles de ces oultraiges feurent sceues par toute l’armée, dont plusieurs commencerent mumurer contre Picrochole […]» (XLVII). Picrochole s’aveugle donc: en cela il a une dimension qui serait tragique si Rabelais n’avait pas fait le choix du burlesque.

La degradation du tyran

Dans sa harangue, Ulrich Gallet présentait les événements comme une tragédie, utilisant les mots de «fatales destinées ou influence des astres» et en condamnant à la déchéance les puissants mus par la folie et l’hybris: «C’est la fin de ceux qui leurs fortunes et prospérités ne peuvent par raison et tempérance modérer» (XXXI).

On sait que la tragédie donne à voir la chute d’un puissant aveuglé et qu’elle est marquée par le renversement. Picrochole n’échappe pas à cette dynamique, comme l’indique le titre du chapitre XLIX Comment Picrochole fut surpris de males fortunes […]. La chute de cheval est révélatrice à cet égard. Le cheval est l’animal noble par excellence, associé au pouvoir triomphant. En «bronchant», celui de Picrochole le fait chuter et ce mouvement est parachevé par le tyran lui-même comme on l’a vu. La chute physique a évidemment une dimension symbolique. Mais c’est en bouffon et non en roi que tombe Picrochole. Le dénouement bascule dans la farce grâce au procédé burlesque par excellence qu’est la dégradation. L’âne remplace ainsi le destrier: «[il] voulut prendre un âne du moulin qui là auprès était». Les vêtements, qui signalent son rang élevé, lui sont confisqués par des gens de basse condition: «les meuniers […] le détroussèrent de ses habillements et lui baillèrent pour soi couvrir une méchante sequenye [souquenille]».

Enfin, le tyran qui, au comble de sa puissance, laissait l’imagination s’emparer de lui en entrant dans le délire de ses conseillers, termine sa vie en faisant crédit à «une vieille lourpidon» [sorcière]. Elle l’assure, lui qui est devenu «pauvre gagnedenier [gagne-petit] à Lyon» qu’il retrouvera son royaume «à la venue des cocquecigrues». À la différence de Gargantua, il n’a pas évolué. Le narrateur, bien informé, apprend à son lecteur que le tyran est «colère comme davant». Il n’a donc quitté ni la «bêterie», ni l’outrecuidance.

Grandgousier et Gargantua sont donc les bons rois, éloignés de toute démesure. L’exclamation des pèlerins, au chapitre XLV, est celle de l’auteur: «que heureux est le pays qui a pour seigneur un tel homme», ainsi que la remarque de Gargantua: «C’est […] ce que dit Platon lib. v. de rep. que lors les républiques seraient heureuses, quand les rois philosopheraient, ou les philosophes règneraient». Mais la référence à l’«antiquaille» ne suffit pas à rendre compte de la tyrannie dans Gargantua.

Le libre arbitre

La tyrannie est en effet associée au diable. Au chapitre XXVIII, lorsque Grand gousier se lamente à la nouvelle de l’attaque dont il est l’objet, il désigne «l’esprit malin» comme responsable de la folie picrocholine. Et le bon roi de prier Dieu pour «le rendre au joug de [s]on sain vouloir». Au chapitre XXXI, Ulrich Gallet évoque les pièges qu’a tendus «l’esprit calomniateur» pour troubler «l’entendement» de celui qui n’était pas encore un tyran. Dans l’optique rabelaisienne, théologique, le tyran est celui qui est abandonné de Dieu: «Dieu éternel l’a laissé au gouvernail de son franc arbitre et propre sens, qui ne peut être que méchant si par grâce divine n’est continuellement guidé» écrit Grandgousier à son fils (XXIX). Le libre arbitre permet à l’homme de se tourner vers le bien, à condition de recevoir le secours de Dieu. Comme l’a remarqué Michael Screech 7 , c’est une idée augustinienne qu’on retrouvechez Érasme dans son De libero arbitrio. Sans la grâce, point de conduite vertueuse.

La critique a aussi remarqué que la fameuse devise des Thélémites, «Fais ce que voudras» (LVII) fait penser au «Dilige, et quod vis, fac» [aime et fais ce que tu veux] de saint Augustin 8 . Si Rabelais ne revient pas sur la question du libre arbitre dans les pages qu’il consacre à cette utopie, on peut considérer que cette abbaye est celle de l’évangélisme et que, naturellement, il donne à voir des individus gracieux dans tous les sens du mot. Sont invités à y entrer ceux «qui le saint Évangile / En sens agile annonc[ent]», ceux qui ont une «foi profonde» (LIV). Les «hypocrites, bigots, vieux matagots» (LIV) et autres tartuffes ayant été exclus, ses occupants sont donc des «gens libères, bien nés et bien instruits, conversant en compagnies honnêtes». Ils «ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux, et retire de vice» (LVII). Il s’agit de l’antithèse de Picrochole: ses actions étaient motivées par son arbitrium, son bon plaisir sans considération d’autrui. Au sommet de la pyramide, il méprisait les autres. À la verticalité se substitue l’horizontalité: les Thélémites sont sur le même plan, ils œuvrent pour le bien-être commun, ne laissant pas la place à la démesure. La liberté de chacun est une pierre apportée à l’édifice de la liberté collective: «Par cette liberté entrèrent en louable émulation de faire tous ce que à un seul voyaient plaire» (LVII). La laideur caractérisait la tyrannie, la beauté est associée à la liberté: le chapitre LV décrit en effet un manoir «magnifique», «beau», «mirifique». François Rigolot 9 voit dans la mention des cornes d’hippopotame et de licorne, qui ornent les belles galeries, une mise en garde: «par une chiquenaude, [Rabelais] nous renvoie dans l’imaginaire, alors que nous allions reprendre pied avec le réel». Ces cornes d’hippopotame et de licorne qu’on y trouve, si elles sont fantaisistes, n’ont rien à voir avec les coquecigrues de Picrochole. Si Thélème est bien un «bastion de l’irréel», il n’est pas sûr que ce soit un «mirage» et que «le beau y devien[nne] lassant». S’opposant à la démesure folle du rêve d’expansion mondiale de Picrochole, l’imaginaire ici développé est positif. Logée dans un écrin du bord de Loire, la liberté associée à la beauté brille plutôt de l’éclat de l’idéal.

Bibliographie

Rabelais, Gargantua, éd. Pierre Michel, Paris, Gallimard, «folio», 1965.

Augustin, saint, In Iohannis Epistulam ad Parthos tractatus decem, in Œuvres de saint Augustin, volume 76, Homélies sur la première épître de saint Jean, Paris, Institut d’études augustiniennes, Bibliothèque augustinienne, 2008.

Defaux, Gérard, Rabelais agonistes: du rieur au prophète. Etudes sur Pantagruel, Gargantua, Le Quart Livre, Études Rabelaisiennes, tome XXXII, Genève, Droz, 1997.

La Porte, Maurice de, Les Épithètes (1571), édition critique par François Rouget, Paris, Champion, 2009.

Desrosiers-Bonin, Diane, Rabelais et l’humanisme civil, Études rabelaisiennes, tome XXVII, Genève, Droz, 1992.

Estienne, Robert, Dictionnaire françois-latin: contenant les mots et manieres de parler François tournez en Latin, Paris, Robert Estienne, 1539.

Rigolot, François, Les langages de Rabelais, Études Rabelaisiennes, tome X, Genève, Droz, 1972.

La Boétie, Etienne de, Discours de la servitude volontaire ou Contr’un, éd. Malcolm Smith, Genève, Droz, 2001.

Screech, Michael A., L’Évangélisme de Rabelais. Aspects de la satire religieuse au XVIe siècle, Études rabelaisiennes, tome II, Genève, Droz, 1959.

Notes

1. Defaux, 1997, p. 409.

2. Estienne, Dictionnaire, Iiiii.

3. De la Porte, Les Épithètes 1571, fol. 270v

4. Desrosiers-Bonin, 1992, p. 43.

5. Cicéron, Tusculanes, IV, 6, 11, cité par Desrosiers-Bonin, 1992, p. 44.

6. La Boétie, Discours de la servitude volontaire ou Contr’un, § 35, p. 57.

7. Screech, 1959, t. II, p. 66.

8. Augustin, In Iohannis Epistulam ad Parthos tractatus decem, 8.

9. Rigolot, 1972, p. 89.

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